Sur les traces des camps de regroupement, le documentaire de Said Oulmi contre l'oubli

Said Oulmi « récidive » et continue, depuis 2000, à nous livrer des pans de notre mémoire « en perdition », tel un chapelet qui s’égrène, à travers ses documentaires consacrés à la période de la guerre de libération nationale.

Par Yasmina Ferchouch

Après plusieurs travaux relatifs à cette période, dont celui en 2004 évoquant la déportation des Algériens par l’armée coloniale en Nouvelle Calédonie, et «L'humanitaire au cœur de la guerre de libération d'Algérie», le réalisateur revient cette fois pour lever délicatement le voile sur une question tout aussi éludée, presque ignorée, et pourtant si tragique dans l’histoire de l’humanité tout entière.

Pourtant, les traumatismes collectifs subis par nos aïeux transcendent les générations et les séquelles restent vivaces, car pour expliquer son présent, ne faut-il pas interroger son passé ? Ceci évidement sans s’obstiner à imputer toutes les limites et difficultés de l’Algérie d’aujourd’hui au seul héritage colonial.

Sur les traces des camps de regroupement est l’intitulé d’un nouveau documentaire, projeté en avant-première lundi 14 mai à la salle Ibn Khaldoune à Alger. En 74 mn, le réalisateur livre le concentré d’un travail patient, acharné et minutieux, de six années de recherches approfondies, et riche de sources aussi multiples que diverses.

Il retrace la vie de populations civiles algériennes dans les « camps de regroupement » instaurés par l’armée coloniale. Mais il revient également, dans sa deuxième partie, sur des témoignages d’anciens appelés de l’Armée française et qui s'étaient prononcés contre la guerre.

En effet, dans leur absurde stratégie et tentative de séparer la population civile des combattants de l’ALN (Armée de libération nationale), les décideurs de l’Armée coloniale n’ont pas trouvé mieux que de déraciner les familles algériennes de leurs terres, les arracher à leurs villages et douars brûlés pour les parquer dans des zones déshéritées, totalement démunies et sous le contrôle permanent de l’Armée française.

Près de 3 millions d’Algériens, soit 40% de la population d’alors, sont alors enfermés dans ces camps encerclés de barbelés, livrés à la faim et le dénuement, parfois dans des conditions climatiques extrêmes.

Des conditions pour le moins inhumaines où l’on comptait quotidiennement les morts de faim. Entre 1955 et 1961, près de 2 300 camps ont été ainsi érigés dans les Aurès, à Khechela et à Batna, avant d’être généralisés à d’autres régions du pays.  

Le réalisateur est allé, un demi-siècle après l’indépendance, interroger le silence de ces lieux oubliés qui racontent l’absurde, prendre les récits des derniers rescapés ayant subi l’innommable. Des témoignages poignants, ponctués de lourds silences, des regards hagards traversés d’instants éternels et indélébiles. Puis, à un moment, des visages bouleversés sont subitement enfouis dans les mains, certains éclatent en sanglots, des Algériens mais aussi des Français… Des tabous sont évoqués, les viols des femmes, individuels et collectifs, les humiliations et la misère.

Plus que les témoignages de rescapés, le documentaire s’appuie sur diverses autres sources algériennes et françaises, apports d’historiens et chercheurs, d’acteurs directs, de ressources audiovisuels, des documents officiels et des archives, anciens appelés de l’Armée française contre la guerre, des moudjahidine et hommes politiques. Informations collectées, croisées, vérifiées, tout fait du documentaire une référence fiable et la plus riche possible. Ce qui fait de cette nouvelle production, une référence académique et pédagogique.      

Des témoignages poignants...
Des témoins survivants, le vieux Mohamed Hachati, s’exclame le visage fermé : «nous avons vécu toutes sortes de crimes ». L’ancien premier ministre et l’un des négociateurs des Accords d’Evian, le défunt Réda Malek, met l'accent sur «la volonté », ni plus ni moins, « d'exterminer le peuple algérien et de l'isoler de la Révolution et de l'Armée de libération nationale à travers ces camps de regroupement». Benjamin Stora, historien spécialiste de l’Algérie, évoque une malnutrition extrême, des morts faute de nourriture et de soins. La mortalité enfantine est alors évaluée (dans le rapport de Michel Rocard sur ces camps) à près de 500 enfants par jour dans l’ignorance de l’opinion publique et l’indifférence totale des autorités civiles et militaires.

L’avocat franco-algérien, défenseur de la Révolution algérienne et décédé en 2013, Jack Vergès, déclare à Said Oulmi qu’en réalité, « ce qu’ils appellent des camps de regroupement, sont en fait des camps de concentration ». L’historien Michel Cornaton, auteur du livre Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie, dit « ne pas voir dans l’histoire de l’humanité où on a comme ça enfermé toute une population dans des camps »… Autant de témoignages attestent des faits avant que leurs auteurs ne disparaissent.     

 

Des appelés français contre la guerre racontent
Plusieurs autres témoins, parmi les anciens appelés de l’armée française cette fois-ci, passent devant la caméra de Said Oulmi. Xavier Jacquey, appelé alors comme infirmier à El-Bayadh en 1958, devenu ensuite psychiatre, évoque, entre autres, des viols des femmes commis par les gardiens du centre de regroupement « pour faire la trouille à l’ensemble du rassemblement », tient-t-il à expliquer.

Précieux témoignage également, celui de Marc Garangé, soldat en Algérie de mars 1960 à février 1962, photographe du bataillon. En dix jours, il aurait photographié 2 000 personnes. En effet, pour mieux contrôler tout mouvement des « autochtones » dans ces camps, il fallait établir, pour la première fois, des pièces d’identité. Marc Garangé sera chargé de produire leurs photos d’identité. Des visages qui racontent l’humiliation de l’oppression défilent devant son objectif. «C’est le visage des femmes qui m’a beaucoup impressionné. Elles n’avaient pas le choix. Elles étaient dans l’obligation de se dévoiler et de se laisser photographier (…) J’ai reçu leur regard à bout portant, premier témoin de leur protestation muette, violente. Je veux leur rendre hommage.».

Mais le photographe ne se limitera pas aux visages. En tout, quelque 20 000 images sont produites, des instants figés, des preuves d’un vécu insoutenable que Marc Garangé dénonce.

Le rapport de Michel Rocard, une référence historique 
L’ancien premier ministre français (1988-1991) décédé le 2 juillet 2016, Michel Rocard, est également évoqué dans ce documentaire. A cette époque, il est étudiant anticolonialiste, devenu plus tard inspecteur des finances fraichement sorti de l’ENA. En 1958, alors âgé de 28 ans, il rédige un rapport où est évoquée, pour la première fois, l’existence de ces camps en Algérie, et qu’il remet au délégué général en Algérie.

Le rapport, réalisé par Michel Rocard en dehors de ses missions officielles, est décrit par l’Association des Anciens Appelés en Algérie et leurs amis contre la guerre (4ACG) comme étant « l’une des pièces maitresses de l’histoire de la guerre d’Algérie, en ce sens qu’il décrit de l’intérieur, et en toute liberté, la violence faite par l’armée aux populations algériennes les plus démunies ». Le document reste secret jusqu’en avril 1959 lorsque des « fuites préméditées » permettent la parution de larges extraits du rapport dans France Observateur et Le Monde.   

Lors des débats succédant à la projection, les langues se délient spontanément mais dans la douleur. Parmi le public composé de chercheurs, d’historiens, de journalistes, de moudjahidine, certains osent prendre le micro et racontent, par bribes, des séquences d’enfance ou de jeunesse remontées de la mémoire lointaine.

Surprenant hasard de calendrier : la veille, se tenait en France l’Assemblée générale de la 4ACG (Association des Anciens Appelés d’Algérie et leurs amis contre la guerre) qui milite pour le respect de la dignité, de la liberté et des droits humains, contre la barbarie des guerres comme résolution des conflits.

L’un des présents dans la salle qui y avait justement assisté et a tenu à rapporter au public de Said Oulmi que de par sa composante et sa vocation, l’Association représente un réservoir inestimable de ressources vivantes pour des travaux de recherches tel que celui qui venait d’être présenté. Un documentaire produit, faut-il le souligner par le ministère de la Culture, le Centre algérien de développement du cinéma et la boite de communication Best Com. 

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